Chapitre deuxième

Ma formation réelle et intense se passait au mieux et je m’entendais merveilleusement bien avec mon précepteur qui, d’emblée, avait compris que je n’étais pas un petit imbécile niais et fat comme furent mes prédécesseurs et comme l’ont été parfois mes successeurs. On ne forge rien sur un idiot ; il m’avait refaçonné un esprit que je possédais déjà à la naissance et qui s’était épanoui avec les bonnes études faites au couvent. Ma soif de connaissance ne pouvait que m’élever dans l’apprentissage, le dressage, le repassage et le raffinement. Le roi avait exigé que l’on me formât aux bonnes manières de la cour et je les ai très vite assimilées pour pouvoir les contrer plutôt que de les appliquer. Je me suis toujours refusé à croire que Dieu m’avait laissé naître pour faire de moi un pauvre hébété et, dès mon plus jeune âge, je m’étais persuadé qu’un mauvais génie avait profité d’une courte inattention de Dieu pour me déformer en me pétrissant comme une vulgaire pâte à tourte avant de m’enfourner dans la fange du ventre de ma mère.

Nago ayant eu la seule intelligence de se mettre aux oubliettes, il fallait sans tarder écarter l’autre couillon. Je déclarai en mon for intérieur l’ouverture de la chasse à la Caillette. Cet histrion de bas étage n’était qu’un fol imbécile qui n’avait pas volé son surnom. Il passait la plupart de son temps à cailleter sans répit d’une voix aiguë et son babillage était semblable à celui d’une caille qui caquette sans cesse dans les vignes. Il avait un esprit tellement simple qu’il en était dépourvu. Cela lui valait d’être le souffre-douleur des pages, des laquais et des tournebrocques qui redoublaient de malveillante ingéniosité pour le tarabuster jour et nuit et abuser de sa faiblesse. Le pauvre nigaud prenait cela pour une marque d’intérêt, voire d’affection.

Une nouvelle fois, le hasard dans sa bienveillante fatalité allait promptement me débarrasser de ce gobe-mouche grotesque.

Les pages n’avaient rien trouvé de mieux que de lui clouer une oreille contre un pilastre de bois. Caillette restait là, ne disant mot, sans son caquetage habituel, étant persuadé que sa vie entière se passerait désormais ainsi. Un des seigneurs de la cour le découvrit dans cette posture ridicule et ne manqua pas de le déclouer de son pilier en lui demandant qui avait eu l’idée saugrenue d’une telle farce.

Caillette répondit :

« Que voulez-vous ? Un sot l’a mis là, là l’a mis un sot !

— Ç’ont esté les pages ? lui demanda-t-on.

— Oui, oui. Ç’ont esté les pages ! répéta-t-il en son idiotisme.

— Sçaurais-tu connoistre lequel ç’a esté ?

— Oui, oui, je sais bien qui ç’a esté ! »

Le seigneur commanda à son écuyer de réunir tous les pages et laquais du château en présence du benêt Caillette qui fut ravi de les revoir et leur fit même des petits signes d’amitié.

« Venez céans, a-ce esté vous ? » interrogea le seigneur avec un ton ne présageant pas une belle récompense en cas de réponse affirmative.

« Nenni, mon seigneur, ça n’a pas esté moi ! » répondit le premier page qui n’était pas un adepte du fouet.

Même question à chacun des vauriens, mêmes menteries échafaudées. Se tournant vers Caillette, le seigneur désigna la troupe des fabulateurs et lui demanda :

« En reconnoistres-tu l’un d’eux ?

— Nenni de nenni ! » répondit-il en son cailletois.

Et le seigneur insista en les lui désignant un par un :

« Esté celui-ci ? »

Et Caillette, telle une litanie, ne fit que répéter « nenni ».

Au fur et à mesure, on fit sortir les pages. Il n’en resta plus qu’un qui n’eut garde d’avouer son forfait après tant d’honnêtes camarades ayant tous démenti leur participation. Il se sauva en ayant dit comme les autres :

« Nenni, mon seigneur, je n’y estois pas ! »

Caillette, restant seul, ne se souvint même plus qu’on parlait de son oreille clouée et pensa qu’on allait l’interroger aussi, de sorte qu’il dit avec un grand sourire niais : « Je n’y estois pas aussi ! »

Et le voilà qui plante là le seigneur et son écuyer pour aller retrouver les pages qui l’attendent au coin d’un couloir pour lui coudre l’autre oreille au premier pilier qui se trouvait là.

Quand on rapporte au roi cette histoire, il s’en amuse un brin puis demande que Caillette ne reparaisse plus à la cour et qu’on laisse cette pauvre cervelle délabrée courir les rues où bon lui semble. C’est ainsi qu’il terminera sa vie, cervelle creuse et traîne-misère, maltraité par les tire-laine, vivant d’aumônes et de railleries, hantant nuit et jour les rues de Blois pour finir quelque temps plus tard sur le pavé de Paris, sacré « roy des innocents » les jours de la fête des fous et de la fête des Conards.

Je ne ressentis aucune pitié de son sort et me consolai même en me disant que ce simple d’esprit sera le fou chéri de Dieu et un des premiers accueillis dans le royaume des cieux.

Peu après, mon roi convoque Le Vernoy, s’enquiert de mon éducation et, encouragé par les éloges de mon précepteur, lui mande expressément de me donner la charge de distraire ses invités tout au long du prochain banquet qu’il donne en l’honneur de son épouse la reine Anne.

Pour ma première apparition officielle devant la cour, on m’avait contraint d’enfiler le costume de bouffon qui avait appartenu à Caillette ; c’était une souquenille à moitié usée qui sentait fort la bête, la bêtise et le lait caillé. Pour mon malheur, j’avais un sens olfactif très développé, hélas ! Aucune odeur nauséabonde n’échappait à mes délicates narines, cependant la plus insupportable c’était celle de la bêtise dont se parfumaient la plupart des gens que j’ai pu croiser durant ma longue vie, à l’exception d’êtres remarquables qui ont fort heureusement enrichi mon existence et qui, tu le verras, n’ont jamais vraiment disparu des mémoires durant les siècles suivants.

Ce costume dont j’étais affublé était jaune et vert, couleurs désormais réservées aux bouffons de cour. Ces deux couleurs sont chargées d’histoire. Si elles caractérisaient en mon temps la folie, elles furent auparavant symbole de déshonneur.

Le jaune, au Moyen-Âge, était marque de félonie : le bourreau barbouillait de jaune la maison d’un criminel de lèse-majesté. C’était aussi le signe de la prostitution. J’avais lu dans un vieux grimoire du monastère qu’il y a plus de deux cents ans, le concile d’Arles avait décrété que les juifs devaient porter sur l’estomac une marque ronde de couleur jaune pour les distinguer des chrétiens. Je crois que récemment dans ton siècle dernier un dictateur fou avait transformé le rond en étoile dans un même but de distinction et de destruction. Plus légèrement, je crois savoir aussi que le jaune célèbre les maris cocus.

Le vert, lui, était marque de flétrissure : bonnet vert porté par un banqueroutier mis au pilori ou par un galérien condamné au bagne. Cette couleur est aussi marque de superstition chez certains comédiens de théâtre qui croient bêtement que le vert porte malheur alors que ce sont souvent eux qui font le malheur des auteurs et des spectateurs en jouant leurs rôles à « l’envers » !

Quant à moi, j’étais vêtu d’une jaquette cousue par bandes et passements de serge et de taffetas découpés en fines lanières, moitié de couleur verte et l’autre de jaune. Mes chausses étaient en harmonie avec le haut de l’habit, une jambe jaune, une jambe verte. Aux pieds, de larges poulaines dont le bout retroussé était agrémenté d’un grelot aussi gros qu’une pomme. Ma tête était coiffée d’un coqueluchon à oreilles d’âne, orné de grelots de plus petite taille, et je tenais à la main droite une marotte que je m’étais fabriquée durant mes nuits de veille. C’était une sorte de sceptre surmonté d’une tête réduite que j’avais sculptée dans le bois à mon image, c’est-à-dire d’une laideur à faire peur. Dans ma main gauche, une baguette où était suspendue à son extrémité une vessie de porc gonflée renfermant une poignée de pois secs.

Je te laisse à penser que mon entrée dans la salle de banquet fit grand bruit à tel point que le brouhaha étourdissant des convives se mua en un silence de stupeur. J’en profitai pour bafouiller aussitôt un compliment totalement improvisé :

« Gentes dames et beaux seigneurs, il faisait tellement froid dans les longs couloirs que je n’ai cessé de grelotter tout le long du chemin qui me menait vers vous dans ce lieu si spacieux où vous faites libation et où il fait si chaud grâce aux troncs d’arbres qui se consument dans cette imposante cheminée. Et malgré cette douce chaleur qui règne parmi nous, vous constaterez qu’en agitant ma tête d’adonis et mon corps d’athlète, je continue à grelotter. »

Les rires fusèrent, suivis d’applaudissements. Je ne quittais pas des yeux le couple royal : Louis secouait la tête avec un air souriant d’approbation et la reine Anne étirait légèrement ses lèvres minces pour figer un rare rictus de politesse réjouie. C’était tout à fait encourageant. Je ne manquai pas d’enchaîner sur-le-champ avec quelques cabrioles qui provoquèrent des murmures d’ébahissement.

Un seigneur qui n’aimait pas que l’on rie à autre chose qu’à ses grossières plaisanteries de corps de garde osa, sans le consentement royal, prendre la parole d’une voix forte : « Majesté, vous avez là un acrobate fort adroit ! Heureusement que les figures qu’il exécute sont plus plaisantes que la sienne ! »

Je ne perdis pas une seconde pour rétorquer :

« Beau seigneur, si vous avez peine à regarder mon visage, j’en suis contrit au plus haut point. Apprenez que s’il est si laid c’est pour cacher un bel esprit mais votre visage est tellement beau qu’il ne peut que dissimuler un esprit fort disgracieux qui fait bien mauvaise figure devant cette auguste assemblée ! »

Les éclats de rire instantanés et admiratifs mirent en grande colère le seigneur qui jeta avec force dans ma direction un lourd hanap en argent que je réussis à éviter grâce à la célérité d’une roulade avant. En exécutant cette galipette j’eus le temps d’entrevoir le seigneur mettre la main à son épée et se précipiter vers moi en hurlant :

« Je vais châtier cet insolent ! »

Il s’arrêta net quand il entendit une voix l’interpeller : « Monsieur de Rochefort, je vous conseille de ne pas faire un pas de plus. Il vous conduirait directement dans vos terres de Bourgogne où vous seriez assigné à résidence. Vous avez tous compris ce soir que Triboulet est mon fol et que je n’en veux point d’autre. À partir de cet instant, il compte parmi les officiers de la Couronne et, s’il a le devoir de me distraire, il a le pouvoir de tout faire et de tout dire sans encourir l’ire de son prince, sans jamais toutefois être aux dames malfaisant. »

Ainsi avait retenti la voix douce et ferme de mon roi qui suspendit le temps pendant quelques instants. Il m’invita ensuite à prendre place près de lui et à partager le somptueux festin qui, grâce à des musiciens et des danseurs appelés en renfort, reprit sa bacchanale initiale.

La vie dure du monastère m’avait paru douce par rapport à l’enfance maltraitée à laquelle j’avais échappé, mais ma vie quotidienne au palais, devenue déjà bien agréable, s’améliora avec une célérité qui se manifesta par la différence de traitement que les autres désormais me réservèrent. J’existais vraiment maintenant et j’étais quelqu’un que l’on craignait à défaut de le respecter. La protection d’un roi vaut tous les cautionnements.

Si je prenais conscience de l’embellissement de mon sort, je savais qu’il me fallait maintenant atteindre le plus haut niveau de qualité dans la fonction de bouffon officiel de la cour de France. Je ne serais pas seulement le joyeux drille à l’esprit vif et à la langue bien pendue, j’irais plus loin ; je me ferais passer pour sot au moment opportun. Pas un véritable insensé, non ! Ma folie deviendrait juste une simple métaphore. L’homme à la marotte ne serait alors qu’un histrion habile à feindre l’ingénuité du simple.

Je serais un comédien perturbateur, brouilleur de cartes, qui jouerait la folie. J’introduirais l’imprévisible dans le rituel. Je serais un témoin révélateur, miroir grossissant et grotesque. J’opposerais le sacré du respect au sacré de la transgression. Je révélerais au grand jour ce que taisent les sages. Je n’aurais plus rien à voir avec ce que j’étais, avec ce que j’allais devenir : un fou spirituel et subtil qui réjouit par des bons mots en sachant dire des choses profondes et sensées sous le couvert de la plaisanterie. Ceux qui me prenaient pour un demeuré dans le style Caillette en seraient pour leurs frais. J’imaginerais des farces extraordinaires mettant en crise l’identité personnelle et les fondements mêmes de l’existence. Je transformerais l’humaniste en pédant insupportable et l’homme savant en objet de satires et de comédies.

Tout en observant les gens qui s’occupaient de moi, laquais, tailleur ou cuisinier, je prenais exemple sur mon roi qui a toujours respecté l’être humain qu’il soit noble, serf ou vilain. Je me répétais cette devise que j’avais dû lire dans un recueil de l’histoire romaine et qui disait.

 

Respiciens post te hominem memento.

 

Il faut peut-être que je te traduise ? As-tu seulement appris le latin quand tu étais à l’école ? De mon temps, on parlait aussi bien le latin que le « françois », enfin, ceux qui étaient un peu cultivés, bien entendu, les autres se complaisaient dans un patois propre à chaque province, voire à chaque canton. Donc, je te traduis cette devise que tout homme qui se croit supérieur aux autres devrait se répéter du matin jusques au soir :

 

En regardant derrière toi,

souviens-toi que tu n’es qu’un homme.

 

Pour moi, être considéré comme un homme, cela voulait déjà dire beaucoup.

Le Vernoy, tout en m’apprenant le nom des seigneurs et des dames de la cour ainsi que ceux des membres du conseil, me mit en garde sur les sourires et les marques de sympathie dont j’étais tout à coup inondé.

Mais, par bonheur, j’avais un sens inné qui savait me faire percevoir au fond des regards faussement bienveillants des reliquats de pitié et d’animosité. Cela m’a permis tout au long de ma vie de déjouer aisément les pièges, les galanteries et autres friponneries des gens de cour, prenant conscience d’être un artiste en perpétuel péril, tel le funambule qui n’a droit qu’au parfait équilibre sur son fil et qu’un malencontreux coup de vent peut faire basculer pour le précipiter dans une chute mortelle. Moi aussi, j’étais menacé de mort si je ne remplissais pas mon devoir d’amuseur perpétuel.

Il m’a fallu tout au long de ces années déployer des trésors d’invention immédiate, de saillies qui devaient toujours atteindre leur objectif unique : faire rire. À chaque première lueur de l’aube, je m’éveillais en espérant que ce jour nouveau prolongerait la bonne fortune d’une inspiration clémente. Quel destin que le mien ! Avec ma difformité fort déplaisante – à la limite du repoussant, j’en conviens –, j’avais l’obligation d’être plaisant.

La reine Anne ne m’avait toujours pas accepté et tentait avec insistance de démontrer à son époux mon inutilité. Je craignais la détermination de cette femme séductrice, au charme très vif qui s’affichait dans un pur et grave visage presque florentin à l’ovale sans défaut : front haut, nez droit, bouche menue. Ses grands yeux bruns brillaient d’un ardent éclat qui n’atténuait pas la sévérité de ses manières. De taille moyenne, elle mettait en évidence une gorge fort belle et des mains d’une finesse exquise et savait astucieusement cacher une jambe plus courte que l’autre. Il était impossible de remarquer cette défectuosité car elle dissimulait un talon à patin spécial haut de plusieurs pouces sous des robes volontairement très longues, ce qui donnait un caractère majestueux à sa démarche royale.

Malgré ses grossesses et fausses couches antérieures, on en parlait comme d’une femme belle, bien conditionnée et d’une agréable tournure. C’était surtout son esprit subtil qui fascinait tous ceux qui la côtoyaient. Vertueuse, sage, honnête, charitable, elle avait cependant une promptitude à la vengeance et ne pardonnait jamais une offense. De mon côté, j’affichai une prudence et une servilité qui favorisèrent mon maintien auprès de mon roi tout en me méfiant sans relâche de cette Bretonne au cœur sec et à la tête froide.

Fort heureusement, j’eus quelques alliés qui contribuèrent au maintien et à la durabilité de ma fonction. Ils faisaient tous partie du grand conseil de Sa Majesté. J’y siégeais à toutes les séances selon les ordres de mon roi que je suivais à la lettre :

« Je veux désormais que tu sois assis près de moi lors de chaque conseil et tu y prendras la parole quand bon te semblera. Tu pourras donner ton avis sur ce que diront mes conseillers et même sur mes décisions et cela en toute impunité. Tâche seulement que ce soit plaisant.

« C’est toujours dans le dérisoire d’un insolent trait d’esprit que l’on entend la résonance d’une pensée profonde et juste. »

Comme je lui rétorquais que je n’oserais jamais ni le désavouer ni le railler devant ses conseillers, j’entendis cette phrase que m’ont répétée bien souvent mes deux rois : « Je veux et j’aime que tu me désacralises ! »

D’abord étonnés puis amusés pour certains, courroucés pour d’autres, les conseillers de mon roi finirent par accepter ma présence.

Nous avions quitté Amboise pour le château de Blois qu’affectionnait particulièrement Louis et où se trouvaient maintenant la cour et le siège du gouvernement.

Le Grand Conseil se tenait dans une salle plutôt intime, qui ne ressemblait en rien à la taille des immenses pièces qui composaient la majeure partie de ce château. Les murs étaient recouverts de tapisseries qui nous isolaient du froid mais assourdissaient surtout les sons. Dans ce décor feutré, le roi était assis dans un imposant fauteuil en chêne verni dont le dossier sculpté le dépassait de plusieurs têtes. Au sommet, ciselé finement dans un bois précieux un porc-épic aux longs piquants hérissés surmontés d’une couronne bordée de fleurs de lys, son emblème. Tout au bout d’une longue table de marbre noir, il présidait ce qu’il se plaisait à nommer son conseil intime composé de huit membres réguliers.

Il y avait Jean d’Auton, dont je t’ai déjà parlé, qui, m’ayant conservé son affection première, continuait de me prodiguer des recommandations toujours avisées et jamais empreintes d’une quelconque condescendance ni compassion. Cet ancien moine bénédictin issu de la petite noblesse avait su se rendre indispensable auprès du roi, rédigeait une chronique de son règne en empiétant sur la charge d’historiographe de l’italien Paul Émile.

Près de lui siégeait Georges d’Amboise. Cet homme d’à peine trente ans, aux yeux noirs perçants et sévères, aux lèvres minces sur un menton volontaire, fidèle d’entre les fidèles de Louis quand il était encore d’Orléans, fut abbé à quinze ans, évêque de Montauban neuf ans plus tard, puis évêque de Rouen, ensuite archevêque de Narbonne, enfin cardinal depuis peu. Lui seul, bien que ce ne fût pas sa nature, pouvait se vanter de la confiance absolue de son roi qui le considérait comme un « homme très excellent, accompli de sens, d’expérience, de loyauté et bonne vie » capable à la fois de traiter des affaires d’État ou privées par ses talents innés de grand diplomate et de redoutable négociateur.

En face de lui, son rival en quelque sorte, Pierre de Rohan, maréchal de Gié. On peut dire sans mentir qu’il avait entièrement gouverné pendant un temps le royaume de France. Il approchait de la cinquantaine et s’il n’était pas le plus âgé il s’était octroyé le titre de doyen de cette auguste assemblée. Il avait l’entière direction de l’armée, tel un ministre de la Guerre dont il n’avait pas non plus le titre. Fidèle serviteur de la Couronne, plus attaché à la France qu’à sa Bretagne natale, il était, tout comme moi, très méfiant à l’égard de sa « Bretonne de reine ». Tu verras par la suite qu’il a eu raison d’être sans cesse sur ses gardes. Ce Breton, issu de la maison de Rohan, proche conseiller de Louis XI, puis de Charles VIII, s’étant brillamment illustré et couvert de gloire dans les guerres d’Italie, était un des seigneurs les plus riches du royaume. Rien n’était trop beau pour cet homme ambitieux, suffisant mais brillant stratège aussi bien sur un champ de bataille que dans le gouvernement du pays. Cette même année, sa folie des grandeurs l’avait poussé à commander une impressionnante statue équestre à son image, réalisée par le sculpteur italien Guido Mazzoni, qui suscitait une hostilité et une jalousie dont il tirait une certaine délectation.

Plus discret mais non moins important et efficace, Florimond Robertet, la trentaine vaillante, issu du Forez, s’était acquis une grande notoriété en devenant notaire et secrétaire de Charles VIII. Il était à présent trésorier de France, proche collaborateur de Georges d’Amboise. Il allait accompagner le roi dans tous ses déplacements grâce à sa bonne connaissance des langues étrangères puisqu’il en pratiquait quatre : l’italien, l’espagnol, l’anglais et l’allemand.

À ses côtés, Étienne de Poncher, fils de bourgeois tourangeaux, entré tardivement dans les ordres, vertueux et de bonne renommée, apportait également une loyauté et un savoir fort utiles pour toutes les affaires du royaume.

Son compatriote, Guillaume Briçonnet, né dans une grande famille tourangelle, évêque à dix-neuf ans, était président de la Cour des comptes de Paris et commissaire du roi, inégalable dans « la boutique de l’argenterie » et dans le commerce.

Un peu tassé sur sa chaise, à cause de son physique malingre mais surtout par discrétion naturelle, Claude de Seyssel, ancien docteur ès droits en Italie, de souche noble et savoyarde, ecclésiastique dans l’âme, installé depuis plusieurs années à la cour de France, très proche du cardinal d’Amboise, sera lui aussi d’une grande utilité au royaume, trouvant toujours une solution à tous les problèmes délicats grâce à son tempérament calme, prudent et d’une droiture extrême.

Enfin, Guillaume Budé, ancien compagnon de beuverie et de débauche de Louis d’Orléans, avait renoncé, à l’exemple de son souverain, à tous plaisirs de boisson, de chasse et de luxure pour devenir un fervent chrétien, patriote au fond de l’âme. Il était le secrétaire particulier de mon roi. Latiniste médiocre mais très érudit en grec qu’il apprit et maîtrisa très vite, cet autodidacte, au prix d’un travail acharné, va devenir un humaniste reconnu. Il rencontrera et discutera avec les grandes pensées de son siècle tout en prenant le temps de faire onze enfants à sa femme qu’il avait épousée alors qu’elle n’avait que quinze ans.

À chaque conseil se prenaient les décisions essentielles de la politique royale et les affaires traitées se résolvaient dans une douceur feutrée, même si l’organe vocal du maréchal de Gié couvrait largement les autres voix plus mesurées. Mais mon « Beau Sire » – s’il parlait peu, il écoutait avec attention et réfléchissait beaucoup – retrouvait son éloquence naturelle pour énoncer d’une voix veloutée une décision qui était irrévocable.

Il avait hérité d’un royaume bien isolé diplomatiquement. Les envieux pessimistes, qu’aucun gouvernement ne peut éviter, prédisaient qu’il lui faudrait des années pour venir à bout des problèmes auxquels il devrait faire face. En moins d’un an, il résolut pratiquement tout. Je crois que c’est le seul monarque qui a donné la preuve que l’on pouvait être un grand politique tout en étant honnête, franc, généreux et spontané.

Il avait le don de discerner ce que les grands seigneurs du royaume, toujours jaloux du pouvoir absolu et du précepte du don d’obéissance, envisageaient plus pour leur profit personnel que pour celui du peuple. Au cours d’un conseil qui se révélait hostile à sa politique de bienfaits, il nous étonna tous par la soudaine colère qui l’anima quand on lui rapporta qu’un de ses grands seigneurs avait réussi à récolter six mille livres d’excédent d’impôts dans sa province prospère. Louis XII le convoqua sur-le-champ. Le malheureux, croyant être chaudement félicité, se transforma en statue de pierre en entendant le roi lui adresser de sévères remontrances :

« Je refuse que l’on accroisse les tailles. Nous redistribuerons cette somme à tous ceux que vous avez dépossédés. Je sais que vos comptes sont bien tenus, monsieur de Montmorency, et je vous en sais gré. Vous donnerez votre livre à M. Robertet, mon trésorier. Je sais que tout y est consigné et nous pourrons ainsi rendre leur argent à ces infortunés que vous avez taillés en pièces. »

Quand M. de Montmorency se fut retiré avec force courbettes, plus démuni que jamais, le roi profita des regards désapprobateurs de ses conseillers pour leur assener un ordre qui les plongea dans une stupeur qui éternisa un silence déjà pesant :

« Le peuple paie déjà trop d’impôts. À partir d’aujourd’hui et cela à chaque nouvelle année, vous octroierez à mon peuple un dégrèvement d’un dixième sur ses impôts. »

Cette initiative qui, je crois, n’a pas été souvent imitée par les gouvernants du monde entier le rendit très populaire et très aimé, tu t’en doutes. C’est ainsi qu’il fut nommé aussitôt « père du peuple ».

Cette flatteuse appellation ne sera jamais usurpée et il la conservera tout au long de son règne et bien au-delà puisque c’est ainsi que son nom est resté dans notre Histoire. Cependant, c’est un des rois de France que l’on a complètement oublié. Qui connaît encore Louis XII ? Cette injuste omission dans laquelle on l’a claquemuré prouve bien que l’on n’a aucune reconnaissance pour ceux qui respectent les petites gens. Le peuple français lui-même mécontent en permanence, bien qu’il soit saigné à blanc et parfois affamé par des dirigeants sans scrupule, est sujet à l’éblouissement quand on lui jette à la face les dépenses somptuaires, les fastes et le honteux gâchis d’un mode de vie royal.

Ne crois pas que le peuple ne payait plus d’impôts, la taille, même avec sa réduction, restait toujours aussi lourde et c’était sans compter – si je puis m’exprimer ainsi – les impôts indirects sur le grain, le vin, la farine, le bétail, le cuir, la laine, le bois, les pierres, les métaux. Ils étaient variables d’une région à l’autre. Ajoutons les péages que l’on devait verser au seigneur du canton lorsqu’il fallait franchir un pont, passer sur l’autre rive d’un fleuve en « empruntant » le bac, ou même prendre un chemin qui traversait des terres appartenant à de grands féodaux. Louis XII a tenté de supprimer ces abus de pouvoir mais je crains qu’il n’ait été souvent désobéi !

J’allais omettre de te parler des droits de gruerie sur la vente des bois et l’usage des forêts. Et puis la gabelle, cet impôt sur le commerce du sel, était toujours de mise. J’avais composé une chanson qui donnait une mine renfrognée à chaque receveur collecteur quand je l’entonnais d’une voix nasillarde :

 

Si tu as trop de sel

Tu paieras la gabelle.

Si tu refuses de la payer

L’apostille sera salée.

Tu perdras ta belle

Viendront les écrouelles.

Pour ne pas payer la gabelle

Suis donc un régime sans sel.

 

Tous ces impôts indirects ou qui ne représentaient pas plus de la moitié des revenus de chacun étaient bienvenus pour renflouer le trésor royal.

Mon roi, par son sens profond de l’économie à la limite de l’avarice, attirait la moquerie de certains de ses courtisans. Quand des « âmes charitables » lui rapportaient ces discourtoisies, il n’en prenait point ombrage et répondait en souriant :

« J’aime beaucoup mieux les faire rire de mon avarice que de faire gémir mon peuple de mes profusions. »

Et il ajoutait :

« L’amour du peuple vault trésors ammassez. »

Quand, au tout début de son règne, on vint lui annoncer qu’il n’y avait pas assez de réserves dans le Trésor pour payer les obsèques royales du feu roi Charles VIII et que les funérailles seraient des plus confidentielles, il refusa tout net et prit en charge sur son propre argent l’enterrement somptueux de son prédécesseur qu’il ne portait pourtant pas au plus haut dans son cœur.

Le peuple touché par ce premier geste de générosité et de grandeur put admirer la fière allure de son nouveau souverain dans la pourpre de ses habits de deuil royal, qui faisait corps avec son grand destrier noir. Ce jour-là, sa royauté laissa transparaître toute la noblesse qui était en lui.

Même si leur architecture majestueuse et la beauté des salles voûtées nous donnaient une sensation de quiète félicité, la vie derrière les remparts des châteaux était bien monotone. Les occasions de se distraire étaient rares et l’effervescence était grande du fin fond des caves jusqu’aux créneaux des donjons quand le grincement de la grille du pont-levis se faisait entendre les jours de fête pour laisser entrer ménestrels, jongleurs et autres baladins conteurs de facéties. Le rire, les chants et la musique qui allaient résonner agréablement et remplir les hautes voûtes du château, nous faisaient oublier pour un temps l’ennui pesant et les réalités de la violence de la chasse, de la guerre ou tout simplement de la vie courante. Le rire devenait alors la nourriture inattendue et salvatrice qui coulait comme un miel succulent tout au creux de nos entrailles.

Car si mon économe de roi ne manquait pas de donner de grandes fêtes en l’honneur de la reine de son cœur, même la magnificence des réjouissances et des banquets se voulait raisonnable. Il avait à cœur de surveiller les dépenses en avertissant bien Florimond Robertet qu’il ne fallait en aucun cas que cela coûtât un denier de plus pour les charges du peuple.

Mes prestations devenaient de plus en plus fréquentes et – je dois te l’avouer sans aucune modestie – toutes plus remarquables les unes que les autres. Je commençais à être un maître incontesté dans l’art de la bouffonnerie. Par la métaphore du rire je donnais à mes propos un tour imprévisible, cocasse et satirique, je mettais fin aux bouffons de cour niais que tout un chacun considérait comme un animal de foire distrayant durant quelques minutes et que l’on verrouillait ensuite dans sa cage, récompensé par une abondante nourriture s’il avait bien exécuté ses facéties ou corrigé avec des verges s’il n’avait pas été l’amuseur que l’on attendait.

Je n’étais plus un « homme du Moyen-Âge », je ressentais comme mes contemporains un véritable renouveau, un bouleversement total d’une époque révolue. Évidemment, des renaissances avaient fleuri à partir de l’époque carolingienne avec de semblables analogies et influences, mais elles étaient bien différentes. On sentait venir, portée par un vent aux senteurs de basilic, une culture qui nous arrivait de par-delà les Alpes. Un bon nombre d’artistes italiens venaient travailler en France, la vie devenait plus active, mondaine, politique, civile et engagée. C’était un fait : l’homme nouveau naissait.

Et moi, qui étais-je ? Un fantaisiste ? Sûrement. Mais pas seulement ! Mon esprit s’accordait parfaitement avec mon physique biscornu. J’étais le fol sage. Et si l’on pense que tous les hommes qui nous gouvernent sont fous, le seul homme sensé ne peut être que le fou véritable. Laisser la parole à la folie, c’est aussi faire entendre la voix de la vérité qui fait tomber les masques des faux sages, déstabilise les hypocrites et dérange les artificieux. Au milieu de cette cour, j’incarnais le bon sens populaire en privilégiant le jeu, l’invention libre, l’habileté à manier parodies et satires. Je n’épargnais personne avec mon franc-parler.

Je dis mon franc-parler, c’est assez cocasse quand on pense à mes difficultés d’élocution, à ma façon de buter sur les mots qui étaient sujets de bien des moqueries. Mais de ce handicap, je m’étais fait une marque de fabrique qui pouvait devenir une arme mortifiante. Grâce à ce défaut qui aurait dû davantage me gêner que me servir, j’avais une manière bien à moi pour apostropher les uns et les autres en martelant certaines consonnes ou en traînant exagérément sur les voyelles. Résultat : le rire était instantané et la phrase assassine aussi rapide qu’une flèche – même si son parcours n’était pas direct – atteignait sa cible avec beaucoup plus de pénétrabilité. Mais que de labeur cela m’a demandé !

La vélocité de mes pensées était telle que je croyais que mes paroles pouvaient prendre la même cadence, d’où l’origine de ce bégaiement. J’avais lu que l’Athénien Démosthène, grand orateur dans la Grèce antique, était bègue de naissance tout comme Moïse. Il surmonta sa difficulté d’élocution au prix d’un dur entraînement en se forçant à parler avec des cailloux dans la bouche et devint ainsi le modèle de l’éloquence. Je lui avais emprunté sa méthode. Des heures, des nuits, des années pour enfin arriver à maîtriser ce qui deviendra un des atouts majeurs de ma personnalité, ou devrais-je dire plus justement de mon personnage.

Car cette situation entre la réalité et la fiction ressemble étrangement à celle du saltimbanque sur ses tréteaux. Tout le monde était en constante représentation, comme au théâtre, mais sans être dupe de son personnage.

Moi, j’avais un rôle de premier plan, j’étais le théâtre incarné et j’avais un avantage démesuré sur tous les histrions de la terre : je ne cessais jamais de jouer de l’aube jusqu’aux épaisses ténèbres. D’ailleurs étais-je certain d’être le maître de mon sommeil et de mes rêves ? À force de ne pas être moi-même, de simuler l’aliénation ou la naïveté, j’en étais arrivé à transformer ma vraie nature et la vérité avait trouvé son refuge grâce à cette mascarade consentie.

La vérité ne se fait tolérer que sous le masque de la folie. C’est dans la démesure que l’épanouissement de mon génie trouvait sa raison d’être. Oui, tu as bien entendu, j’ai dit « génie » ; on ne traverse pas trente-sept ans d’histoire à une fonction tellement convoitée, on ne côtoie pas jour et nuit deux rois si différents, seize ans avec le premier, vingt et un ans avec l’autre, sans posséder ne serait-ce qu’une pincée de génie. J’ai le droit de me prévaloir de cette épithète ! Il fallait bien que je me targuasse d’une once de satisfaction au milieu de cette gigantesque métamorphose.

Le Vernoy avait pris soin, dans le temps de sa consciencieuse formation, de m’adjoindre des maîtres de musique qui m’enseignaient l’art de jouer de la cornemuse, de la trompette, du rebec. J’étais devenu également un virtuose du tambourin et des cymbales qui s’accordaient fort bien avec mes grelots quand je les accompagnais allègrement de mes cabrioles et de mes gambades.

Il n’y avait qu’un instrument dont je n’ai jamais réussi à tirer un son, c’était la viole de gambe. J’eus pourtant comme professeur un des maîtres incontestés de cette vihuela de mano : Josquin des Prés. Ce chantre de la chapelle pontificale de Rome était venu en France fort de sa réputation de « prince de la musique ».

Quant à moi, je n’ai jamais apprécié ses messes, ses motets ou ses chansons qui m’ennuyaient profondément. Je préférais l’amusement débridé des groupes de paysans qui venaient danser la folia ou la gamba. Son sens de la fantaisie était en harmonie – ce qui est la moindre des choses pour un musicien – avec le sérieux de ses compositions et je n’avais droit qu’à un regard méprisant quand je lui entonnais une nouvelle chanson de mon cru :

 

Mon bon Maître Josquin des Prés

De moi daignez prendre pitié

Déjà mes oreilles se décollent

Quand vous me condamnez pour viole

Alors, je m’enfuis à toutes gambes

Avant qu’au bûcher on ne me flambe.

 

Mes compositions personnelles n’atteignaient pas le niveau des grands poètes, j’en suis conscient, c’est pour cette raison que j’avais la maligne finesse d’apprendre par cœur des vers, des contes et des chansons écrits par « messieurs les respectables troubadours » que je n’hésitais pas à interpréter avec un style qui n’appartenait qu’à moi.

Tu ne te figureras jamais tout ce que j’ai pu ingurgiter et savoir en si peu de temps. Je crois que lorsque l’on cherche à plaire, l’enseignement peut devenir un enchantement. Mon enthousiasme n’avait d’égal que ma frénésie à donner du plaisir et à entendre s’esclaffer.

On ne pouvait qu’être admiratif devant tant de virtuosité et c’est grandement à cause de cela que je devins le compagnon indispensable de mon roi qui fit de moi son favori, le familier le plus assidu, le confident et, sur sa demande, le conseiller particulier de Sa Majesté qui semblait m’appeler « au secours » quand des palabres incessants et trop souvent dérisoires s’enlisaient dans un ennui certain et une confusion sans issue au cours d’une séance du Grand Conseil. J’intervenais à bon escient, guettant, parfois même anticipant un regard de mon maître :

« Un mauvais orateur vous rend en longueur ce qu’il vous prend en qualité. »

Les applaudissements de contentement du roi détendaient immédiatement l’atmosphère et il arrivait souvent que d’importantes décisions fussent arrêtées à la suite d’un de mes égayants intermèdes.

Je portais une véritable admiration à mon souverain. Je l’appelais « Beau Sire » ; il était flatté de ce titre que je lui avais donné dès notre première rencontre au monastère. Ce solide gaillard de taille imposante, au regard vif qui se ternissait d’une mélancolie récurrente, avait un nez aux larges narines qui lui mangeait la moitié du visage, surplombant une bouche gourmande qui ne permettait que très rarement les sourires qui m’étaient le plus souvent destinés.

J’aimais sa manière sobre de s’habiller sans déploiement de richesses. Soyons justes, loin de mettre des habits de manant, il était vêtu comme un roi doit l’être mais sans cet excès de colliers d’or, d’imposantes bagues multicolores aux pierres plus que précieuses que j’ai pu voir chez d’autres souverains. Il portait soit un manteau d’hermine, soit une houppelande écarlate fourrée de martre, un pourpoint en drap d’or sous des robes garnies d’orfroi, une paire de pantoufles de vair bordées d’hermine. Encore de l’hermine ! Outre sa douceur et la chaleur qu’elle procure, l’hermine était l’attribut d’Anne de Bretagne, tout comme le porc-épic était celui de Louis XII.

Son obsession d’économies n’altérait en rien ce qui touchait au bien-être de ceux si précieux qui l’entouraient et de ceux si rares qui avaient l’heur de jouir de son affection. J’étais choyé royalement, le terme n’avait jamais été mieux approprié. Selon ses ordres, on ne lésinait pas sur les dépenses affectées à mon entretien. Rien n’était trop cher, rien n’était trop beau. J’étais partie prenante des dépenses du roi dans les comptes d’argenterie de la Couronne.

Je n’avais pas besoin de monnaies sonnantes et trébuchantes, il me suffisait d’exprimer un souhait, il était exaucé dans l’heure ; il me suffisait de demander un objet, un vêtement, une friandise, on me l’apportait dans les instants qui suivaient.

Je ne revêtais pas tout le temps la livrée distinctive de ma fonction, non ! Seulement dans les cérémonies officielles pour lesquelles on me taillait chaque fois un habit neuf où la couleur jaune dominait grâce au safran que l’on tirait du pistil du crocus. Ce colorant était aussi un aromate réputé pour exciter le rire et en trop respirer le parfum pouvait conduire à la folie. Quelle aubaine pour moi ! Je sentais bon le safran et mon roi m’en faisait compliment, ce à quoi je lui rétorquais :

« Beau Sire, c’est parce que je suis si franc que je me parfume au safran. »

Et j’ajoutais : « C’est le parfum de la franchise et ces arômes vous prouvent que je ne suis guère enclin à vous parler autrement ! »

J’étais aussi bien vêtu qu’aucun des plus magnifiques seigneurs du royaume. Les étoffes de mes habits de tous les jours étaient les mêmes que celles du roi. Je ne m’habillais plus comme un fou mais comme le roi. Réplique ou contrefaçon ? Ni l’une ni l’autre ! Double grotesque ? Encore moins ! Alors, valeur toute symbolique ? Je dirais tout simplement : image renversée du pouvoir.

Mes repas étaient également les mêmes que ceux de mon roi et mon estomac s’habitua très vite à cette opulence, lui qui, pendant plus de dix ans, s’était quelque peu rétréci au bref passage des repas frugaux du monastère.

Mon logement était assuré dans une pièce assez confortable du château. Je n’avais pas le loisir d’en profiter pleinement, passant trop de temps à suivre mon roi jusque dans sa chambre où il m’arrivait souvent de dormir sur les épais tapis qui entouraient son lit, bien plus douillets que la paillasse et la râpeuse couverture trouée de ma glaciale cellule monacale sans lumière.

Avec un ventre bien rempli dans une vie d’opulence, certains auraient eu peut-être tendance à se laisser aller à l’oisiveté, à se laisser endormir dans une douce torpeur et une inertie stérile. Pas moi ! Avec mes lourdes tares et ma situation précaire, je prenais tous ces bienfaits pour un cadeau du ciel, bien que Dieu ne fût jamais mon refuge et que je me refusasse à lui payer une quelconque indulgence. J’avais une devise que n’aurait pas reniée la religion catholique : « Plus on me donne plus je me donne. »

Certaines mauvaises langues jamais fatiguées de saliver leur méchanceté ne cessaient de s’agiter en déversant leur venin pour me traiter de tous les noms d’animaux : du singe au perroquet, en passant par l’âne. Ils trouvaient cependant normal que je fusse aussi largement traité, seulement parce que c’était au même titre que les animaux de la ménagerie royale dont je faisais partie. Je vais te faire une confidence que je n’ai jamais révélée à personne : mon bon roi me témoignait plus d’affection qu’il n’en prodiguait à ses chiens, ce qui n’est pas peu dire !

En dehors de la réelle passion qu’il avait de régner, il avait celle de la chasse et, si ses deux chiens gambadaient dans toutes les pièces du château en totale liberté, il leur était très attaché. Chailly et Herbault – ainsi les avait-il dénommés – étaient deux molosses magnifiques, au pelage gris lustré tirant fort sur le brun, de la bonne race des chiens du roi, descendant tous deux d’un braque hors du commun nommé Ralay qui fut une des plus grandes joies de sa vie avant son règne quand, ne s’épargnant ni l’un ni l’autre, ils couraient les cerfs en Valois et en Bretagne. À l’heure où, âgé de treize ans, Ralay partit rejoindre le paradis canin, Louis d’Orléans le pleura beaucoup mais se consola grâce à l’excellence des deux plus forts chiots de sa descendance. Ils n’avaient de considération que pour leur maître et pour moi évidemment. Je m’entendais si merveilleusement avec ces deux superbes mâtins que certaines nuits je m’endormais entre eux deux sur les tapis moelleux de la chambre du roi.

Il avait aussi un amour immodéré pour un oiseau de proie qui répondait au doux nom de Muguet. S’il n’avait qu’une chose de douce, c’était bien son nom car ni son regard ni ses déploiements d’ailes n’avaient rien d’engageant et il valait mieux se trouver à bonne distance de ses serres tranchantes et de son bec acéré. Fort heureusement, lorsque le roi ne le tenait pas au bout de son poing pour aller chasser la perdrix, l’épervier avait son perchoir dans une pièce adjacente où ne pouvait pénétrer qu’un mince rai de lumière et il ne nous rappelait sa présence que par des cris perçants et stridents. Je me suis toujours méfié de ces animaux au bec aussi pointu que leur œil est perçant et qui ont la suprématie de s’envoler dans le ciel.

Une image revient régulièrement troubler mes courtes nuits de sommeil : je vois toutes les sortes d’oiseaux existants se grouper dans une effroyable coalition et fondre sur nous pour nous crever les yeux et nous étriper sans que nous puissions nous défendre d’une manière efficace.

Mais passons du cauchemar au rêve : on alla jusqu’à composer une pièce en vers intitulée « Muguet, l’oiseau du roy Louis XII », qui rendait hommage à ce méchant tas de plumes carnassier :

 

Trois passetemps parfaicts a eu Loys douziesme

Triboulet & Chailly, & je fais le troisiesme ;

Triboulet pour la chambre, Chailly pour champ est duict [dressé]

Et moi, je voile en l’air pour gibier & déduict [divertissement]

Le bon Chailly, Triboulet et Muguet

Tous de par moi doivent aller au guet.

 

Même si on m’associait aux chiens et à l’épervier, j’étais cité. Il ne s’écrivait plus une poésie, il ne se composait plus une chanson dont je ne fisse partie ; j’étais au cœur de toutes les conversations, c’est te dire combien j’étais déjà en grande considération.

Avant le départ de chaque chasse, Louis ne manquait jamais de me faire répéter ce compliment :

 

Mon Beau Sire,

S’il y a bien une chose

À laquelle je n’ai jamais “Chailly”

C’est d’avoir “l’Herbault”,

Mais je reste bien sûr aux abois

Sans tenter de cueillir Muguet

Puisque je ne puis conter fleurette.

 

« N’est-ce pas le roi des bouffons et n’est-il pas digne d’être le bouffon du roi ? » se plaisait-il à questionner ses vassaux qui ne pouvaient que répondre par l’affirmative. Il attendait ensuite que toute la compagnie retentisse d’un rire bien plus tonitruant que les cors de chasse qui tentaient de prendre le relais.

Je détestais ces rires forcés et serviles mais en même temps ils affermissaient ma position et mon pouvoir !

J’enchaînais ipso facto (ah non, je ne vais pas te traduire cette expression qui est entrée dans le vocabulaire courant !) :

 

Mon Beau Sire,

Tu t’éreintes céans chaque jour que Dieu fait

À vouloir tuer des bêtes dans tes forêts

Alors qu’il en pullule grand nombre à la cour.

C’est le moment de faire une vraie “chasse à cour”

Allez ! N’hésite plus, refais-nous Azincourt.

Moi de ce pas derechef, je m’enfuis, je cours

Tout au fond des bois touffus je vais me cacher

Si je reste ici, je suis un trop gros gibier.

 

La chasse ne me mettait pas en joie et j’y assistais peu. J’éprouvais une solide aversion envers ces chasseurs dont l’âme n’était vraiment heureuse qu’aux sons des trompes, des aboiements des chiens et des gueulantes des piqueurs. Ni l’odeur du sang, ni celle du gibier suant et haletant, ni le « doux fumet » des excréments ne portent mes sens jusqu’à l’extrême excitation au bord de l’orgasme. Je n’ai pas supporté le regard d’affolement puis de résignation de la biche ou du cerf au moment de la curée. Quelle ivresse peut-on avoir à dépecer la bête ? Je n’avais que la délectation de la déguster en civet ou à la broche !

Pendant qu’ils galopaient après leurs proies, j’allais dégourdir mes jambes torses dans les champs alentour. J’emplissais ma poitrine des parfums de la marjolaine, de l’ambroisie ou de la violette. Moments inaccoutumés pour moi, dont je profitais pleinement. Je me complaisais durant deux ou trois heures au ravissement de la paresse, à la mollesse de l’étourderie, à l’inactivité de l’esprit. Le sentiment quotidien d’être en danger n’existait plus si ce n’était celui de la piqûre inopportune d’un dard de bourdon ou de guêpe.

Quelle volupté de prendre le temps d’étaler avec délicatesse sur l’apaisant tapis d’herbe verte le linge immaculé qui enveloppait une miche de pain et la terrine de sanglier aux champignons sauvages que m’avait préparées le premier cuisinier de Sa Majesté ! Une fois le tout avalé, il me restait à aller grappiller quelques mûres dans un buisson voisin. Je n’avais jamais à chercher bien loin une source ou un puits pour m’y désaltérer, repérer un chêne assez imposant pour me faire suffisamment d’ombre et m’allonger sous son feuillage touffu afin de goûter la lasciveté d’un court sommeil réparateur en rêvant à cet enfant tordu qu’on n’avait pas songé à abandonner.

Tu l’ignores sûrement mais, à cette époque, l’abandon d’un enfant était une pratique admise par l’Église qui encourageait vivement les parents les plus démunis à déposer leurs rejetons dans un lieu public, de préférence sous le porche d’une église. Cette opportunité avait dû échapper à mes géniteurs ; il est vrai qu’ils n’en auraient tiré aucun profit. Ils pensaient peut-être devenir plus riches en me vendant à un bateleur de passage qui m’aurait mis en cage pour m’exposer comme une monstruosité de la nature.

Mon rêve effaçait l’enfant pour le faire vite grandir et laisser la place à cette contrefaçon de jeune homme de vingt ans qui ne s’est pas aperçu des années déjà passées et qui prend conscience du privilège de son présent en ignorant si cette vie inespérée va perdurer.

Ce qui m’a sauvé, la raison de ma longévité, c’est que même dans mes rêves je savais qu’il fallait savoir profiter de l’instant présent.